Forfaits jours : la Cour de cassation valide les dispositions d’une convention collective… et invalide celles de deux autres !

Le dispositif des « forfaits annuels en jours », mis en place après le passage aux 35 heures pour donner plus de souplesse aux employeurs dans la gestion du temps de travail de certains salariés, est régulièrement l’objet de contentieux, depuis une dizaines d’années, liés à la remise en cause de la validité des textes conventionnels qui sont leur fondement. La Cour de cassation, en application notamment du droit international, est en effet amenée à se prononcer sur la validité des accords de branche ou d’entreprise qui prévoient la possibilité, dans les secteurs ou les entreprises couvertes par ces textes, de conclure avec certains salariés des conventions individuelles de forfait en jours.

 

Dans trois arrêts récents, la Cour de cassation s’est prononcée sur la validité des accords prévoyant le recours au forfait jours dans différentes branches professionnelles :

 

  • Convention collective des employés, techniciens et agents de maîtrise du Bâtiment : texte validé

Cass. soc. 5 juillet 2023 n°21-23294

Texte en cause : Convention collective du 12 juillet 2006, avenant n°3 du 12 décembre 2012

[…] L’article 4.2.9 prévoit […] que l’organisation du travail des salariés fait l’objet d’un suivi régulier par la hiérarchie qui veille notamment aux éventuelles surcharges de travail et au respect des durées minimales de repos, qu’un document individuel de suivi des journées et demi-journées travaillées, des jours de repos et jours de congés (en précisant la qualification du repos : hebdomadaire, congés payés, etc.) est tenu par l’employeur ou par le salarié sous la responsabilité de l’employeur, que ce document individuel de suivi permet un point régulier et cumulé des jours de travail et des jours de repos afin de favoriser la prise de l’ensemble des jours de repos dans le courant de l’exercice, de sorte que répondent aux exigences relatives au droit à la santé et au repos et assurent ainsi le contrôle de la durée raisonnable de travail ainsi que des repos, journaliers et hebdomadaires […].

 

  • Convention collective de l’automobile : texte invalidé

Cass. soc. 5 juillet 2023 n°21-23222

Texte en cause : Convention collective du commerce et de la réparation de l’automobile du 15 janvier 1981, avenant du 3 juillet 2014

[…] Les dispositions des articles 1.09 f et 4.06 de la convention collective du commerce et de la réparation de l’automobile, du cycle et du motocycle et des activités connexes, ainsi que du contrôle technique automobile du 15 janvier 1981, étendue par arrêté du 30 octobre 1981, dans leur rédaction issue de l’avenant du 3 juillet 2014, qui se bornent à prévoir que la charge quotidienne de travail doit être répartie dans le temps de façon à assurer la compatibilité des responsabilités professionnelles avec la vie personnelle du salarié, que les entreprises sont tenues d’assurer un suivi individuel régulier des salariés concernés et sont invitées à mettre en place des indicateurs appropriés de la charge de travail, que compte tenu de la spécificité du dispositif des conventions de forfait en jours, le respect des dispositions contractuelles et légales sera assuré au moyen d’un système déclaratif, chaque salarié en forfait jours devant renseigner le document de suivi du forfait mis à sa disposition à cet effet, que ce document de suivi du forfait fait apparaître le nombre et la date des journées travaillées ainsi que le positionnement et la qualification des jours non travaillés et rappelle la nécessité de respecter une amplitude et une charge de travail raisonnables, que le salarié bénéficie, chaque année, d’un entretien avec son supérieur hiérarchique dont l’objectif est notamment de vérifier l’adéquation de la charge de travail au nombre de jours prévu par la convention de forfait et de mettre en œuvre les actions correctives en cas d’inadéquation avérée, en ce qu’elles ne permettent pas à l’employeur de remédier en temps utile à une charge de travail éventuellement incompatible avec une durée raisonnable, ne sont pas de nature à garantir que l’amplitude et la charge de travail restent raisonnables et assurent une bonne répartition, dans le temps, du travail de l’intéressé, et, donc, à assurer la protection de la sécurité et de la santé du salarié […].

 

  • Convention collective des prestataires de service : texte invalidé

Cass. soc. 5 juillet 2023 n°21-23387

Texte en cause : Convention collective du personnel des prestataires services dans le domaine du secteur tertiaire du 13 août 1999, accord RTT du 11 avril 2000

[…] L’article 2.8.3. de l’accord du 11 avril 2000 relatif à l’aménagement et à la réduction du temps de travail, attaché à la convention collective nationale du personnel des prestataires de services dans le domaine du secteur tertiaire du 13 août 1999, qui se borne à prévoir que l’employeur est tenu de mettre en place des modalités de contrôle du nombre des journées ou demi-journées travaillées par l’établissement d’un document récapitulatif faisant en outre apparaître la qualification des jours de repos en repos hebdomadaire, congés payés, congés conventionnels ou jours de réduction du temps de travail, ce document pouvant être tenu par le salarié sous la responsabilité de l’employeur, et que les cadres concernés par un forfait jours bénéficient chaque année d’un entretien avec leur supérieur hiérarchique, au cours duquel il sera évoqué l’organisation du travail, l’amplitude des journées d’activité et de la charge de travail en résultant, sans instituer de suivi effectif et régulier permettant à l’employeur de remédier en temps utile à une charge de travail éventuellement incompatible avec une durée raisonnable, n’est pas de nature à garantir que l’amplitude et la charge de travail restent raisonnables et à assurer une bonne répartition, dans le temps, du travail de l’intéressé […].

 

Dans les deux derniers cas, concernant les dispositifs invalidés (Automobile, Prestataires de service), la conséquence est importante :

Un contrat de travail fonctionnant sur le principe des forfaits jours nécessitant inévitablement, pour que ce forfait jours soit valable, un accord de branche ou un accord d’entreprise en prévoyant la possibilité, si l’accord forfait jours tombe, le forfait jours des salariés tombe aussi. On retombe donc dans une durée de travail « classique », en heures.

èLes salariés avec qui a été conclue une convention individuelle de forfait jours, en faisant uniquement référence aux dispositions conventionnelles citées ci-dessus, peuvent donc se prévaloir de la nullité de cette convention de forfait, et agir en justice pour demander notamment des rappels d’heures supplémentaires.

 

Dans ces deux branches professionnelles, à moins qu’un accord d’entreprise ait été substitué à l’accord de branche pour la mise en œuvre et l’organisation des forfaits jours, il existe un risque juridique sur tous les contrats de travail assortis d’une convention de forfaits en jours.

 

Remarque : depuis la « Loi travail » du 9 août 2016, bien que de nouvelles obligations aient été ajoutées au contenu des accords collectifs, il existe une possibilité de sécuriser, dans une certaine mesure, les conventions individuelles de forfait conclues avec les salariés lorsque les accords collectifs ne sont pas conformes aux garanties exigées :

L’article L3121-65 du Code du travail prévoit ainsi que, lorsque l’accord collectif portant sur les forfaits jours n’est pas conforme (mais encore faut-il s’assurer qu’il existe), l’employeur peut pallier aux lacunes de l’accord en question sous réserve :

  • D’établir un document de contrôle faisant apparaître le nombre et la date des journées ou demi-journées travaillées. Sous la responsabilité de l’employeur, ce document peut être renseigné par le salarié ;
  • De s’assurer que la charge de travail du salarié est compatible avec le respect des temps de repos quotidiens et hebdomadaires ;
  • D’organiser une fois par an un entretien avec le salarié pour évoquer sa charge de travail, qui doit être raisonnable, l’organisation de son travail, l’articulation entre son activité professionnelle et sa vie personnelle ainsi que sa rémunération ;
  • De communiquer au salarié les modalités d’exercice de son droit à la déconnexion. Dans les entreprises d’au moins cinquante salariés, ces modalités sont conformes à la charte mentionnée au 7° de l’article L. 2242-17.

Cette solution palliative fait généralement l’objet d’un accord d’entreprise, mais devrait pouvoir être mise en œuvre également par décision unilatérale, voire par voie contractuelle avec chaque intéressé. Encore faut-il que ces obligations soient, en pratique, respectées tout au long de la vie du forfait.

 

Remarque finale : les forfaits jours sont souvent vus comme une solution offrant une certaine souplesse à l’employeur en matière de gestion du temps de travail, mais il ne faut pas négliger les nombreuses contraintes qu’ils impliquent, que ce soit d’un point de vue juridique, RH ou paie.

 

Pour aller plus loin :

Ellipse avocats – Sécuriser les conventions de forfait annuel en jours au niveau de l’entreprise

Editions Législatives – Forfait annuel en jours : les dispositions conventionnelles jugées insuffisantes par la Cour de cassation

RF MyActu – Forfait-jours : la Cour de cassation se prononce sur la validité de trois conventions collectives

(un article de 2021) Liaisons sociales – Forfait-jours : accords de branche invalidés par la Cour de cassation